Une analyse de la structure métrique du tango "Moneda de cobre"

 

 

     Nous proposons ci-après un exemple de tango présentant dans sa structure métrique certains particularités d'écriture (ici des rejets).

     Il s'agit du tango Moneda de cobre (musique de Carlos Viván – paroles d’Horacio Sanguinetti - tango de 1942 - Texte et traduction dans Barrio de Tango de Denise Anne Clavilier - Editions du Jasmin – page 107).

 

 

Rappel d'une définition

 Enjambement avec rejet

     Une phrase musicale peut déborder (par exemple de la durée d’1 temps) sur la phrase métrique suivante, donnant lieu à une formule analogue à l’enjambement avec rejet connu en poésie. Le dernier accent de la phrase musicale (dans les phrases chantées, c'est la dernière syllabe accentuée) sonne sur le premier temps fort de la phrase métrique suivante.

 

     Dans le couplet de ce tango, chaque phrase musicale finit sur le premier temps fort de la phrase métrique suivante.

 

    Écoutons-le ici dans la version de Lucio Demare avec Raúl Berón au chant, enregistrée en 1943.

 

     

 

     Écoutons aussi la version de Ricardo Tanturi avec Alberto Castillo au chant, enregistrée en 1942.

 

     

     Sur les couplets de ce tango, une remarque s’impose au regard de la question des enjambements en rejet.

     Il est certain que le décalage entre les phrases musicales et les phrases métriques n’apparaît pas de façon manifeste à la première écoute. En effet, dans le couplet (aussi bien instrumental que chanté), on note bien 4 phrases de 8 temps forts, chaque phrase pouvant apparemment s’écrire :

 

1

 

3

 

1

 

3

 

1

 

3

 

1

 

3

 

où l'on désigne par 1 et par 3 les temps forts de chacune des 4 mesures, considérées comme étant à 4 temps (4x8, soit 4 croches par mesure).

 

     Cependant, si l'on adoptait cette numérotation des temps forts, une écoute plus attentive ferait apparaître que, contrairement à la règle commune, les temps forts qu'on pourrait penser être en position 1 seraient ici moins accentués que les temps forts qu'on pourrait penser être en position 3Cela nous amène à inverser les positions 1 et 3 et à considérer que les phrases musicales auxquelles nous avons à faire ici commencent sur des temps forts en position et se terminent sur des temps forts en position 1, donc avec, à chaque phrase, un rejet de la durée d’1 temps sur la phrase métrique suivante.  

 

     On peut effectivement parler ici, comme en poésie, de rejets. Dans ce tango, ces rejets sont a priori assez difficiles à percevoir, car ils ne sont pas accidentels, comme ce serait le cas si un rejet intervenait sur une seule phrase, mais ici, ils se répètent sur toutes les phrases du couplet (et aussi du refrain, comme on le dit plus loin).

 

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     Pour faire apparaître clairement l’analogie avec le rejet en poésie, il n’est que de mettre en regard les 8 temps forts de la phrase métrique (1 – 3 – 1 – 3 – 1 – 3 – 1 – 3) et les accents de la phrase musicale qui tombent sur des temps forts (dans le couplet chanté, ce sont les syllabes accentuées du chanteur), en veillant à faire correspondre les temps forts en position 1 avec les accents les plus marqués et les temps forts en position 3 avec les accents les moins marqués. On notera en particulier que le tout premier temps fort en position 1 du morceau n’est pas joué et qu’ainsi, le morceau démarre sur un temps fort en position 3 (moins accentué qu’un temps fort en position 1).

 

     On traite ci-dessous l'exemple du couplet chanté par Alberto Castillo - c’est plus parlant ! (écouter de 1.04 à 1.34). En gras les syllabes accentuées.

 

1

3

1

3

1

3

1

3

 

Tu pa

dre

 era ru-

bio,

borra-

cho

  y male-

vo, tu

ma-

dre era

ne-

gra 

con la-

1

1

3

1

3

1

3

bios

malvón.

Mula-

ta

nacis-

te  con

o-

jos

de cie-

lo

y mo-

ta

en pe-

lo

de ne-

1

3

1

3

1

3

1

3

gro

carbón.

Crecis-

te entre

el lo-

do de

un ba-

rrio muy

po-

bre,

compli-

ste

veinte a-

ños

en un

1 

3 

1

3

1

3

1

3

cabaret.

Y aho-

ra

te lla-

man

mone-

da

de co-

bre   por-

qué vieja

y tri-

ste muy

po-

1 

 

 

 

 

 

 

co        valés.

 

 

 

 

 

 

 

     

     Pour rendre compte de cette configuration, on peut aussi faire appel, pour le tout début du couplet, à la notion d'anacrouse, en considérant les 5 premières notes du couplet comme la levée de la mesure suivante.

     Ainsi, sur le couplet chanté, les syllabes Tu pa-dre e-ra seraient la levée amenant au premier temps fort en position 1, c'est-à-dire la syllabe ru- du mot rubio, syllabe que l'on vise pour commencer à danser, en passant en quelque sorte "par dessus" la syllabe accentuée pa- de pa-dre, qui se trouve en position 3.

   

          Notons que le danseur avisé qui aurait choisi de marcher un temps sur deux (mediotiempo) trouverait naturellement que c'est sur les accents en position 1 qu'il doit amorcer ses déplacements, et non sur les temps forts en position 3 ; sinon, il sentirait nettement qu'il danse à contretemps, animé d'un curieux balancement, du même ordre que celui provoqué, en jazz, par le report de l'accentuation sur les temps faibles (off-beat).  Essayez !

 

      A noter encore que l'inversion dans l'intensité de l'accentuation des temps forts (les 1 et les 3), relevée pour le couplets se poursuit sur le refrain, qui enchaîne aussitôt par un accent sur un temps fort en position 3, chaque demi-refrain (Moneda de co-bre et Moneda de fan-go) comprenant trois phrases musicales courtes (accents sur 3 temps forts  3-1-3) séparées par des suspensions sur des temps forts non accentués en position :

  • Moneda de co----bre,
  • yo sé que ayer fuiste hermo----sa;
  • yo con tus alas de ro----sa

pour finir par une une phrase musicale plus longue, comprenant des accents sur 3 temps forts en 3-1-3 (te vi volar maripo----sa) sur lesquels enchaîne immédiatement le segment final : y después te vi ca-er...(temps 1-3-1).

 

De même sur le second demi-refrain, avec 3 phrases en  3-1-3, séparées par des suspensions sur des temps forts non accentués en position  :

  • Moneda de fan----go,
  • ¡Qué bien bailabas el tan----go!...
  • Qué linda estabas enton----ces,

puis

  • como una reina de bron----ce

en 3-1-3enchainé immédiatement avec 

  • allá en el ........"Folies Berger... .(temps 1....(3).....1,

suivis du Chan-chán à la toute fin du morceau.

 

     Sur les phrases courtes, on a alors les enchaînements du type : 

 

accent peu marqué

accent marqué

accent peu marqué

suspension

3

1

3

1

 

où les accents sont en décalage par rapport aux temps forts 1 et 3 de la phrase métrique, la suspension intervenant donc sur un temps fort sur lequel on attendrait un accent marqué !

 

     Les observations qui précèdent viennent donc confirmer, s'il en est besoin, que, dans le déroulement de la musique, considérée comme étant écrite à 4 temps, les temps forts 1 ne jouent pas le même rôle que les temps forts 3. 

 

 

Remarque

 

     Dans ce qui précède, on aurait pu considérer que les tangos explorés était écrits à 2 temps (2X4, soit 2 noires par mesure), cette mesure étant constituée d'un temps fort en position 1 et d'un temps faible en position 2. L'analyse aurait été la même, mais on aurait remplacé les temps forts en position 3 (moins forts que les temps forts en position 1) de la mesure à 4 temps (4X8) par les temps en position 2 (temps faibles) de la mesure à 2 temps (2X4).

 

 

 

     A la lecture de cette page, on s'apercevra que la représentation graphique de la musique Tango utilisée ici pour mettre en évidence des configurations particulières dans la structure fine de ce tango, peut très bien s'appliquer à n'importe quel autre tango. 

     Ce support visuel pourra aussi servir au danseur, dans la première étape d'une démarche d'appropriation de la musique, pour qu'il en suive, d'abord à l'écoute, les principaux éléments rythmiques et mélodiques, avant de passer à une phase plus active visant, quant à elle, à la traduction corporelle de ces éléments.

 

 

 

 

 

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Page mise à jour avril 2017