Quand le tango argentin passait par Paris...

 

       

     Dans l’article « Quelques Pas de Danse », paru dans le numéro de L’ILLUSTRATION du 4 décembre 1937, article magnifiquement illustré par Serge Ivanoff (1893-1983), Émile Vuillermoz (1878-1960), compositeur, musicographe, écrivain, montre que la danse n’est pas qu’un simple divertissement, mais qu’elle exprime sous une forme sans cesse renouvelée, l’évolution de l’humanité et de notre société.

 

      Sous l’influence des danses américaines qui envahissent le monde dès 1900, les jeunes gens de l’époque ont abandonné « l’envoûtement voluptueux de la valse » pour des danses telles que le « one-step », le « fox-trot » ou le « paso doble », qui offrent au couple « des satisfactions purement gymnastiques et presque militaires. » 

 

 Le Tango  par Serge Ivanoff

             Paris 1917

 

« Au bal comme dans la vie, l’homme et la femme sont devenus deux camarades… qui accomplissent une prouesse sportive. Rien ne souligne mieux l’évolution de l’éducation sentimentale de la jeunesse moderne que le succès persistant de ces pas énergiques dépourvus de toute sensualité.

     Une preuve nouvelle nous en est fournie dans la transformation significative qu’a subie chez nous le « tango », qui lui aussi s’est enraciné solidement dans notre sol. L’Amérique du Sud nous avait envoyé sous ce nom une stylisation singulièrement hardie de l’étreinte. Il n’y avait plus aucune retenue mondaine dans cette ardente fusion de deux corps obéissants, bercés par le rythme obsédant et caresseur d’une sorte de « habanera ». Toutes les ruses savantes, toutes les sournoises privautés des danses anciennes aboutissaient ici à une glorification avouée de l’abandon.

     C’est sous cette forme que la voluptueuse danse brésilienne apparut chez nous il y a quelques années.

     Deux saisons plus tard, elle était devenue méconnaissable. La génération du fox-trot l’avait complètement transformée. Le rythme tendre et languide de la habanera s’était desséché et resserré. Les accordéons ont trouvé des façons cinglantes et impératives de marquer l’accent et la mesure. Au lieu de bercer les danseurs, ils aboient à leurs chausses d’une voix sèche et hargneuse. Les couples ne s’abandonnent plus à l’ivresse amoureuse. Ils exécutent avec conscience et application des pas plus ou moins compliqués, selon leur virtuosité personnelle, en affectant une rigidité, une dignité et un flegme paradoxaux. Le tango de Paris est devenu une danse très collet monté. »

 

Et de conclure :

     « Les moralistes, qui considèrent la danse comme un divertissement frivole et puéril, ne semblent pas se douter de l’importance philosophique de ce langage instinctif qui reflète si fidèlement l’esprit d’une époque et celui d’une race. La danse est un aveu. La danse est une confession. Elle apporte à qui sait la lire avec sang-froid les plus instructives révélations sociologiques.

[...]

Ballet fugitif d’éphémères dans un rai de soleil, destin de marionnettes qui, sur le théâtre du monde, font trois petits tours et puis s’en vont. »

 

     Sur la transformation du Tango par son passage par Paris, déjà en 1912Georges Goursat (1863-1934)alias Sem, ne disait pas autre chose, de façon très imagée, dans le passage désormais fameux de son article intitulé "Les Possédées", republié en 1923 dans le recueil "La Ronde de Nuit" (Arthème Fayard) :

      « Le tango de Paris, voyez-vous, c'est la peau de bête puante arrivant du fond de la Sibérie, souillée et infectée de miasmes, se transformant, aux mains magiques des fourreurs, jusqu'à devenir la précieuse zibeline, caresse tiède et parfumée aux épaules fragiles des Parisiennes ; c'est le havane noir et juteux, métamorphosé en une mince cigarette blonde et dorée ; le Tango de Paris, c'est le Tango argentin dénicotinisé.

     Et quand il retraversera l'Océan, vous ne le reconnaîtrez plus, belles madames de Buenos-Ayres, votre "tango de las ranas". Il vous reviendra paré de toutes les grâces de Paris, parfumé, ondulé, adorablement chiffonné, article de la rue de la Paix. » (*)

 

(*) extrait abondamment cité, notamment par Jean-Pierre Bernés (ami et traducteur de Jorge Luis Borges) dans « J. L. Borges, la vie commence… » (collection "Styles" au Cherche Midi).

 

 

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